Article d'Airy Routier, paru dans Le nouvel Observateur n° 2062 du 13 au 19 mai 2004.
Sa ligne est banale, elle n'ira pas vite et son équipement de base est spartiate. Un journal roumain l'a déjà qualifiée de «limousine du pauvre». Le nouveau modèle que va sortir Renault décevra les fans de la voiture. Mais elle n'a pas d'équivalent dans le monde. Et son lancement est à hauts risques: aussi gonflé que le rachat de Nissan en 1999! C'est en effet un pari énorme que tente Renault avec le lancement de la L90, une voiture dont on connaîtra le nom définitif le 2 juin, lorsque Louis Schweitzer la présentera à toute la presse mondiale, et dont «le Nouvel Obs» révèle ici la silhouette et les caractéristiques. Il s'agit de la fameuse «voiture à 5 000 euros» d'entrée de gamme, conçue dès l'origine pour les marchés émergents. Une véritable Arlésienne. Un concept étudié depuis des années par plusieurs grands concurrents mondiaux, qui ont tous jugé cette voiture impossible à réaliser mais aussi à vendre. Seul Renault a osé relever ce défi.
La première partie est gagnée : la voiture commence à sortir des chaînes de l'usine de sa filiale Dacia à Pitesti, en Roumanie. Renault affirme que tous les objectifs, en termes de fabrication et de coûts, ont été atteints et que la L90 «permettra de dégager des marges substantielles». Mais il reste à séduire les clients. Or les objectifs affichés sont considérables : le constructeur français a prévu de fabriquer la L90 dans plusieurs pays et d'en vendre... 700 000 par an en 2010...
Pour les concepteurs du projet, l'important est de proposer un produit adapté à cette demande. Il n'existait pas jusque-là . Dans ce segment, on ne trouve guère que la Lada, dont la version de base est vendue à partir de 3 500 euros en Russie, où elle est fabriquée...
Le pari a été pris par Louis Schweitzer, presque seul contre tous. Il date de 1995. Après avoir réussi à sortir de sa base latine pour s'imposer en Europe du Nord et de l'Est, Renault cherchait alors de nouveaux territoires...Il est convaincu que c'est dans les pays émergents que se trouvent les marchés automobiles les plus prometteurs en dépit de leur volatilité.
La condition sine qua non est de disposer d'une base de production dans un pays à faible coût. D'où son intérêt, alors jugé bizarre, pour le constructeur roumain Dacia, dont la réputation était épouvantable. En 1998, en même temps qu'il en négocie le rachat (qui interviendra en septembre 1999), Schweitzer lance l'étude d'un projet de véhicule familial, moderne, robuste et très bon marché. Pas évident, en interne. «J'ai alors décidé d'évoquer ce projet de voiture à 6 000 dollars [NDLR: à l'époque, l'euro n'était pas lancé] devant la presse pour forcer la main des réticents et les mobiliser sur ce projet», reconnaît aujourd'hui le patron de Renault...
La L90 sera durable : pour les clients concernés, l'auto est un véritable investissement. En contrepartie, elle aura des équipements minimaux (dans ses versions de base il n'y aura par exemple ni direction assistée ni vitres électriques et seulement deux airbags) et, bien que passant toutes les normes européennes, notamment sur la pollution, elle ne se situe pas au top niveau. Surtout, elle devra être vendue au prix annoncé.
Elle a la taille d'une Mégane, avec un coffre plus grand que celui de la grosse Vel Satis, mais elle est construite sur la plate-forme commune aux petites Nissan Micra et à la future Renault Clio. Celle-ci est simplement allongée. Les moteurs Renault, depuis longtemps amortis, ont été optimisés sur la robustesse plus que sur la performance : d'où une vitesse de pointe ne dépassant pas les 165 km/h et des reprises sans doute poussives. Le train avant est celui de la Clio actuelle. Principe de base : faire appel à tous les éléments disponibles dans le groupe. La plupart des composants (sièges, poignées, essuie-glaces, rétroviseurs, etc.) ne sont pas créés pour la voiture mais choisis sur les différents modèles Renault et donc déjà amortis.
Il n'empêche que seule la version de base de la voiture sera vendue 5 000 euros. Encore faudra-t-ill'acheter en Roumanie...Les vrais prix monteront, avec les niveaux d'équipement "“ vitres électriques, direction assistée, radio, climatisation, etc. -, jusqu'à 8 000 euros. Ils seront déterminés marché par marché... avec la plus grosse marge possible.
La rigidité initiale de Schweitzer était tactique. La voiture sortant désormais de chaîne, dans l'épure prévue, le patron peut se montrer plus souple. Sur les prix, mais surtout sur le refus de vendre la L90 en Europe occidentale. La position n'était pas tenable. La voiture étant largement vendue dans les pays d'Europe de l'Est qui viennent d'entrer dans l'Union européenne, installer une barrière étanche n'était simplement pas possible. N'importe quel concessionnaire français ou allemand, en toute légalité, peut commander à un confrère polonais des lots de L90 qu'il revendra à Tours ou à Stuttgart. Et Renault se doit d'entretenir et de réparer dans son propre réseau toutes les L90 qui se présentent, que leurs propriétaires soient moldaves ou français. D'où l'obligation de disposer d'agents formés et d'un stock de pièces détachées.
Renault s'est aussi rendu compte, depuis un an, que la voiture se vendrait moins bien dans les pays pour lesquels elle avait été conçue si elle n'était pas proposée aux consommateurs d'Europe de l'Ouest...La décision - tardive - a donc été prise d'accroître la crédibilité de la voiture en la vendant en Europe, à travers le réseau Renault, marque de référence. Autant donc y aller franco, au risque de cannibaliser d'autres voitures de la gamme.
Comment appeler cette voiture du troisième type ? Dacia ? Renault ? I1 y a un an, un débat intense a eu lieu sur ce sujet au sommet de l'entreprise. Compte tenu des qualités du produit, certains étaient prêts à cantonner la marque Dacia à la Roumanie et à appeler la voiture Renault partout ailleurs. Pas question de brouiller les cartes, plaidaient d'autres, alors que Renault, depuis vingt ans, n'a de cesse d'améliorer son image vers le haut de gamme, notamment grâce à la formule 1. «On prendra en compte les caractéristiques de chaque marché, ainsi que l'ancienneté et les spécificités de la présence de Renault sur ces pays», a conclu Louis Schweitzer, sans vraiment trancher. En clair, dans les pays d'Europe centrale, en Turquie, au Maghreb, la voiture sera vendue sous la marque Dacia par le réseau Renault, dont elle complétera l'offre. Elle se positionnera sur l'entrée de gamme qui, dans un pays comme la Pologne, représente 30% des ventes.
En revanche, sur les marchés peu perméables aux autres, où la présence de Renault est limitée ou inexistante, comme la Russie, l'Iran et peut-être l'Inde, la voiture sera vendue sous le nom de Renault. Véhicule de conquête, elle visera une large clientèle et introduira la marque, cheval de Troie de la gamme traditionnelle. Pousser Dacia ? Il ne déplaît pas à Renault de se doter d'une deuxième marque, si peu connue qu'elle en est vierge: tous les grands constructeurs mondiaux, sauf Honda et lui, jouent sur un clavier de deux marques ou plus.
La L90 va être commercialisée dès septembre en Roumanie puis dans toute l'Europe centrale et orientale avant la fin de l'année. Ensuite viendra la fabrication (à Moscou) et la vente en Russie. Le déploiement se poursuivra en 2005 au Maghreb et au Moyen-Orient, à travers le réseau Renault, en Turquie via des concessionnaires Maà¯s-Dacia. En 2006, commercialisation et fabrication en Iran, où Renault vise la première place sur un marché de 700000 voitures en pleine croissance...
Airy Routier
--Message edité par ferruccio le 2006-04-12 19:56:23--